L’enjeu sociétal des relations humaines
Rédigé par Yves-Alexandre Julien le . Publié dans Conditions de Travail et Santé.
L’enjeu sociétal des relations humaines
Aline Scouarnec – Professeur à l’IAE (Institut d’Administration des Entreprises) de Caen et Présidente de l’AGRH (Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines)Dans la ligne de « l’humain » plutôt que de la « ressource », qui, conjugués forment un concept, Aline Scouarnec expose clairement le sujet des relations humaines dans une chronologie renouvelant l’idée même de responsabilité sociale en société responsable et organisée autour de « personnes » dans la pluralité en différenciant bien « personne » et « individu »…
« Dans le contexte actuel, les incertitudes croissantes sur l'environnement global incitent les organisations, qu'elles soient privées ou publiques, à repenser leurs modes de management et leurs façons d'appréhender leurs collaborateurs. Les modes de gestion d'hier ne sont plus suffisants pour piloter les organisations d'aujourd'hui et de demain. Les approches co-construites entre acteurs concernés prennent de plus en plus le pas sur les grands modèles du siècle dernier. Les collaborateurs expriment de plus en plus des attentes nouvelles auxquelles il faut savoir répondre. L'impact du numérique conduit également à envisager de nouvelles modalités de travail. Un changement de paradigme serait en marche...de la modernité, nous passerions à la postmodernité...Ce changement de monde serait caractérisé par quelques grandes ruptures... »
Management postmoderne
Pour aller plus loin Aline Scouarnec développe les mutations qui s’opèrent dans le temps : « On passerait d’une logique de l’individu, interchangeable, à une logique de personne, au sens de persona, c'est-à-dire du masque, c'est-à-dire du pluriel, du multiple. Dans cette approche du multiple, le terme de communauté - au sens de « tribus affectuelles » serait également à prendre en compte. Du travail obligé, source d’intégration dans la société, on passerait à la valorisation de la création, de la réalisation de soi au travers d’une belle œuvre. Il y a un réinvestissement de l’idée de création : l’idée est de faire de sa vie une œuvre d’art. Il ne faut pas perdre sa vie à la gagner. Il y a un hédonisme latent dans cette recherche du qualitatif. En matière de management, on s’imprègne de plus en plus du « design thinking » pour imaginer, créer, innover…Dans la logique moderne, la recherche de rationalité était centrale, elle a conduit à la valorisation du modèle de l’ingénieur, incarnation même s’il en était de cette rationalité au sein de l’organisation. Aujourd’hui, on est à la fois dans une vision plus globale, plus systémique et corporéiste. On s’intéresse au corps, au bien-être du corps et de l’esprit dans ces nouvelles démarches bien souvent regroupées sous le vocable de qualité de vie au travail. Lié à la logique rationnelle, l’utilitarisme d’hier semble être remplacé par une sorte d’esthétisation du monde. C’est à la fois la recherche du beau mais aussi de partager ensemble des émotions.»Dimension émotionnelle et temporelle
A présent, plus que sur l’apparence, la dimension émotionnelle et temporelle prime sur l’image et Aline Scouarnec de poursuivre : « Aujourd’hui, on revient au sens premier : tout est bon pour vibrer ensemble; on baigne dans quelque chose d’émotionnel. L’évolution du rapport au temps est également très riche d’enseignement. Hier, tout reposait sur l’idée du progrès, et bien entendu du progrès technique. Aujourd’hui, on est dans le moment présent, voire même dans l’instant. Il n’y a plus de projet au sens de projection. Ce qui compte alors dans une organisation, c’est de construire et de partager une vision commune. Si l’on s’intéresse au futur, c’est pour mieux profiter du moment présent. On comprend alors le regain d’intérêt depuis quelques années pour la prospective qui est là pour éclairer l’action présente. Comme le souligne Maffesoli (2013), « après la verticalité du pouvoir, on assiste à son horizontalisation. Cette lecture sociologique nous permet de mieux appréhender les ruptures en cours et nous invite à imaginer, à bricoler de nouvelles solutions de pilotage des personnes et des organisations. Dans ce contexte postmoderne, véritable changement de paradigme, les relations humaines reviennent...et de la GRH, nous passerions peut être à une gouvernance des personnes et des organisations... »
Changer de vocabulaire
Le lexique évolue dans le temps et Aline Scouarnec nous avance le bien fondé de mots biens choisis dans le monde du travail pour étendre les perspectives à des moyens et aux ressources stratégiques qui les composent sous le terme commun aujourd’hui de gouvernance : « Des années 60 à aujourd’hui, l’idée même de gestion s’est centrée bien plus sur l’outillage, la technique que sur la réflexion stratégique. Il conviendrait aujourd'hui de préférer au vocabulaire de gestion celui de management, marquant ainsi une différence essentielle, celle de valoriser l’idée du pilotage. Certains, préfèreraient même à ce concept de management, réservé au fonctionnement interne trop souvent, celui de gouvernance, mettant bien en évidence cette nécessité de regarder aussi bien dedans mais aussi dehors, autrement dit de s’intéresser aux parties prenantes externes et d’avoir cette vision systémique. La gouvernance pourrait alors se résumer à du management et de l’outillage utilisés ou déployés aussi bien dans l’organisation qu’en dehors de cette dernière. Cette approche semble particulièrement pertinente aujourd’hui et le sera encore plus demain dans les nouvelles configurations organisationnelles qui arrivent...
Des « ressources humaines » à la « gouvernance des personnes »
Concernant le vocabulaire RH, et au regard d'une lecture sociologique renouvelée, nous préférons utiliser le terme de « personne ». Nous considérons en effet, que le management ou la gouvernance des personnes va devenir un enjeu central dans nos organisations. La personne, qui vient de « persona » invite à s’intéresser à la personne dans sa globalité et pas seulement, au regard de ses diplômes ou de ses expériences. Au niveau individuel, il s’agit d’accompagner le collaborateur dans sa trajectoire professionnelle, dans son projet professionnel et de plus en plus dans son projet de vie. Il convient alors d’être à l’écoute, de développer des postures d’empathie pour comprendre et accompagner chacun dans l’organisation ou même en dehors. Au niveau collectif, il s’agit de penser de nouvelles segmentations du personnel afin d’identifier des tribus, des communautés de pratiques ou métiers, des groupes ou segments ayant des particularités nécessitant un pilotage particulier. Le développement des compétences, des talents aussi bien sur un plan individuel que collectif va nécessiter de nouvelles approches et outils, en partie grâce à une digitalisation bien pensée. Dans ces collectifs, une nouvelle conception du dialogue social serait certainement à imaginer, beaucoup moins centrée sur les syndicats et beaucoup plus sur les nouvelles communautés stratégiques. Utiliser et valoriser le mot de « personne », c’est finalement reconnaitre la nécessité de la dimension humaine voire humaniste nécessaire au bon fonctionnement de l’organisation. Dans cette conception, les questions d’éthique, de déontologie et de responsabilité devront également être appréhendées !L’organisation reste centrale
Trop souvent oubliée des réflexions RH, l’organisation doit et devra également être au centre des réflexions sur le travail. Il convient de penser un management du travail ou une gouvernance du travail mettant en avant l’intérêt porté au fonctionnement de l’organisation, au « comment travailler » et au « où travailler ». Il s’agit tout d’abord de prendre en compte la nécessité de bien connaitre les fonctionnements organisationnels pour mieux appréhender les solutions managériales de demain. Les compétences en diagnostics organisationnels, en démarche prospective de type « vision pour demain », en audit social, seront les fondamentaux avant de construire une stratégie de pilotage des personnes et des organisations. Les questions de conditions de travail et plus globalement d’environnements de travail sont des questions clés. Il y aura lieu tout d'abord de penser les organisations de demain, plus petites, plus agiles, plus en réseau, plus territorialisées etc. Il faudra également construire les nouvelles formes de reconnaissance (salaires et autres) les plus adaptées à ces nouvelles configurations organisationnelles et pour être en capacité de bien évaluer et mesurer l'ensemble des risques sociaux et numériques auxquels l'organisation devra faire face. Bien entendu, cette réflexion sur le travail intègre à la fois les questions de digitalisation, de big data, et de lieu et formes de travail (télétravail, ubérisation entre autres). Dans cette conception du management du travail, la question essentielle est liée au travail et à ses représentations. D'une vision ancienne "tripalium", le travail pourrait également être appréhendé dans une dimension plus positive de "plaisir et de réalisation de soi". »Une fonction de Direction Générale
En synthèse on retiendra donc du développement d’Aline Scouarnec que s’il y a changement de paradigme, c’est pour repositionner la fonction RH ou gouvernance des personnes et des organisations là où elle aurait toujours dû être, une fonction centrale, une fonction de direction générale. En effet, les ruptures en cours conduisent à repenser le rapport :- à l’autre : que faisons-nous pour nous occuper de nos personnes ?
- au travail : que faisons-nous pour construire une vision commune ?
- au temps : que faisons-nous pour prendre en compte la temporalité des différents acteurs concernés ?
- à l’espace : que faisons-nous pour penser, construire nos environnements de travail (physiques ou digitaux) ?
Alors nous pouvons l'affirmer, si les relations humaines reviennent, la « gouvernance des personnes et des organisations » aura un rôle clé à jouer !